ENQUÊTE – Ravel conduit des camions, Debussy organise des concerts, Durosoir s’accroche à son violon, Maréchal joue du « poilu » : les musiciens aussi ont affronté la Grande Guerre. Cent ans après la fin de la Première Guerre Mondiale, des petites histoires se révèlent pour mieux nourrir la Grande.
«Mon violon m’a sauvé la vie ». Lucien Durosoir a 35 ans quand il est appelé à la guerre en 1914. Presque personne ne connaît aujourd’hui ce grand virtuose, sa fine moustache et son large front. Et pour cause : au retour de la guerre, traumatisé, Lucien Durosoir s’est isolé dans un petit village des Landes, Bélus, et s’est fait oublier… ou presque.
Alors que se referme le Centenaire de la Grande-Guerre, il reste des choses à découvrir sur cette page fondatrice du XXe siècle. L’altiste Karine Lethiec n’a pas attendu les commémorations pour s’intéresser au rôle de la musique dans ce conflit mondial. Directrice artistique de l’ensemble Calliopée, formation de musique de chambre, elle s’est spécialisée dans le répertoire de cette époque, et a construit des programmes musicaux en partenariat avec le Musée de la Grande-Guerre de Meaux. « L’Histoire a un impact sur le créateur, explique la musicienne, et réciproquement. Maurice Ravel écrit « Le Tombeau de Couperin » en mémoire de ses amis, notamment de Joseph de Marliave, le mari de Marguerite Long. Désespérée de ne pas connaître le sort de son époux porté disparu, la jeune pianiste a arrêté de jouer. Sans Ravel qui lui demande de créer l’œuvre, serait-elle devenue la grande concertiste, la cofondatrice avec Jacques Thibault du concours qui porte leur nom ?
Ravel le Cibourien se désolait de ne pas pouvoir rejoindre le front. Sa petite taille et son poids trop léger l’ont empêché de devenir aviateur. Il fait des pieds et des mains auprès de son ami Paul Painlevé, Ministre de la Guerre. « A force d’insistance, il sera engagé comme conducteur de camion militaire en 1916 et envoyé à Verdun, raconte Karine Lethiec. L’amour de la nation était naturel, très ancré dans l’éducation de l’époque ». Claude Debussy était trop malade pour prendre les armes mais, bouleversé par la guerre, il s’est engagé dans un patriotisme musical, allant de pair avec le rejet de la musique allemande. Il signe ses lettres « Debussy, musicien français » et sa Sonate pour violon et piano est créée en 1917 lors d’un concert au profit des « soldats aveugles rentrés dans leur foyer ».
Le Poilu, violoncelle en caisse de munitions
Au front, Lucien Durosoir a trouvé un violon de fortune et joue pour les messes des morts au champ d’honneur. Un gradé mélomane le repère, lui demande de créer une formation avec un nouvel appelé : André Caplet, chef d’orchestre et compositeur, lauréat du prestigieux Prix de Rome. Maurice Maréchal, 24 ans, les rejoint. Il possède un drôle d’instrument : « le poilu », un violoncelle construit par deux soldats ébénistes à partir de caisses de munitions. Ils mourront tous deux à la bataille de la Somme en 1916. Emmanuelle Bertrand a hérité de ce violoncelle et tourne en concert avec une copié réalisé par le Musée de la musique (lire notre interview ici).
Le groupe, étoffé par l’arrivée d’autres soldats musiciens, ne reste pas longtemps dans l’anonymat… Le Général Mangin, sous le charme, ordonne l’organisation de concerts pour les soldats, gradés ou pas, à l’hôpital ou sur le front, dans les baraques du Théâtre aux armées sur les lignes arrières, dans les salles municipales réquisitionnées, et même dans la Cathédrale de Noyon.
Au Chemin des Dames
Les « musiciens du Général » gagnent le droit de répéter. Lucien Durosoir échappe au Chemin des Dames.« Il n’est pas courant de penser la guerre en termes de pratique musicale. Si l’on connaît l’existence de musiques militaires, on conçoit difficilement qu’il ait pu y avoir, tout près du front, des lieux et des moments pour pratiquer la musique, voire pour donner de véritables concerts », écrit la musicologue Georgie Durosoir, belle-fille de Lucien.
Après l’Ensemble Calioppée, d’autres ensembles sont allés à la rencontre de ce répertoire méconnu. Les éditions Hortus ont ainsi édité une série de disque « Les Musiciens et la Grande Guerre ». On y retrouve par exemple, jouées par Alain Meunier et Philippe Guilhon-Herbert, les œuvres d’Albéric Magnard qui périt le 3 septembre 1914 en tentant de défendre sa maison contre l’arrivée des soldats allemands. Ou un recueil de mélodies exprimants les sentiments mêlés que cette guerre faisaient naître dans les cœurs de Guy Ropartz ou Lili Boulanger. La pianiste Célimène Daudet et la violoniste Amanda Favier ont fouillé dans les partitions que le soldat Durosoir se faisait envoyer au front. « Dans la malle du poilu » est ainsi devenu un disque où se croisent les contemporains – Fauré, Lili Boulanger, Caplet et Durosoir – et la musique allemande qu’il adorait… ironie de la guerre.
En 1925, Caplet meurt à 47 ans, victime des gaz de combat. Lucien profondément affecté par ce qu’il a vu et vécu entre 1914 et 1918, revend son violon et acquiert son ermitage landais. Jusqu’à sa mort en 1955, il composera quarante pièces. « Son style ne se rattache à aucune école, analyse la pianiste Célimène Daudet. Renvoyé du Conservatoire de Paris pour insolence, Lucien Durosoir n’a pas eu de maître de composition. Il a écrit retiré du milieu musical parisien, et refusé qu’on joue ses œuvres. » Il a préféré laisser faire le temps et, dans le silence des Landes, écrire : « Nous ne pouvons que peu de choses face aux grands bouleversements de l’Histoire. Se souvenir, juste un peu se souvenir. Et transmettre à d’autres le fil invisible de la mémoire » .
Ecouter
- « Dans la malle du poilu », Célimène Daudet, piano et Amanda Favier, violon, Label Arion. 22 €.
- Les musiciens et la Grande Guerre, 15 volumes aux Editions Hortus. «Jouvence» de Lucien Durosoir par l’Ensemble Calliopée. 11 € (Alpha).
- Paroles à l’absent, choeur Luce del Canto.
Podcaster
Maurice ravel conduit son camion sur la voie sacrée, La Marche de l’Histoire, France Inter.
Lire
«La Grande Guerre des musiciens», éditions Symétrie.