OPERA – Un coup de foudre. C’est ce que nous avons ressenti en assistant à l’Iphigénie en Tauride actuellement au Théâtre des Champs-Elysées. En sortant de la salle, bouleversés et ravis, nous avions déjà la certitude qu’un article classique ne pouvait transcrire fidèlement notre expérience. L’envie nous pris alors de faire revivre Frédéric Moreau, héros de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert. Lui aussi a connu un tel coup de foudre, lorsqu’il vit Mme Arnoux…
Le 26 juin 2019, vers 22h, les portes dorées du 15 avenue Montaigne, grandes ouvertes, fumaient à gros tourbillons caquetants et humides. De belles toilettes se pressaient vers la terrasse embrumée du Plaza Athénée voisin ; des 508 noires aux chauffeurs peu germanopratins croquaient l’affluence, déjà à moitié engloutie par les bouches du métro Alma-Marceau. Enfin, le trottoir se vida, laissant apparaître une petite masse recroquevillée sur la dernière marche du large escalier. Un jeune homme de dix-huit ans, à long cheveux et qui tenait le programme d’Iphigénie sous son bras, regardait, immobile, ses chaussures.

Classique mais pas has been : Vous venez d’assister à Iphigénie en Tauride ? Acceptez-vous de répondre à quelques questions ? C’est pour un site d’actu musicale…
Frédéric Moreau, poussant un grand soupir : Puis-je vraiment vous être utile ? Je viens d’arriver à Paris. Iphigénie est mon premier opéra…
CMPHB : Quelle est votre impression ?
F.M : Je suis bouleversé. J’ai entendu dire qu’une salle d’opéra est le seul lieu, avec le cimetière, où un homme peut pleurer sans offenser sa virilité. Mon honneur est donc sauf.

CMPHB : Qu’est-ce qui vous a donc tant touché ?
F.M. : Je ne sais pas. J’ai choisi Iphigénie un peu par hasard, parce qu’il restait des places. Je savais que c’était une tragédie et je m’attendais à des déchirements amoureux. J’avais envie de passion mais à part quelques épanchements très amicaux entre deux amis, Oreste et Pylade…
CMPHB, d’un ton séducteur et piquant : Il est certain qu’Euripide n’est guère conseillé pour faire son éducation sentimentale !
F.M., quelques secondes suspicieux, puis à nouveau passionné :
Et pourtant tout est tourment dans Iphigénie en Tauride, deux heures de tourments… mais de grands tourments. Je veux dire, des tourments et de la grandeur. Dès l’introduction, où les éléments naturels se confondent avec l’âme déchirée de l’héroïne…
CMPHB : Oui ! C’est, avec l’Otello de Verdi, La grande « ouverture en tempête».
F.M. : …Et cependant, quelle contraste avec la mise en scène ! Épurée au couteau – ou plutôt à l’épée, presqu’aucun décor mais des danseurs portant magnifiquement l’action. Et ces lumières ! Il est connu, ce Robert Carsen ?

CMPHB : Euuuuuuh. Oui, on peut dire ça comme ça. Et il est coutumier de ce genre de décor, tout en noirs, provoquant un sentiment d’enfermement, presque psychanalytique. Il faudrait que vous voyez sa mise en scène sœur, son Elektra de Richard Strauss, qu’il a monté à Bastille en 2013. Vous verrez alors que Strauss lui-même à repris l’idée de Gluck dans la scène-massue, celle qui lie la prostration d’Oreste à l’entrée d’Iphigénie. Vous vous souvenez ? La scène ponctuée par les interventions déchirantes du chœur : «Il a tué sa mère» , incises piano menaçantes dans un développement forte majestueux.
F.M se lève, sa candeur disparaissant :
Toi aussi tu t’emportes ! (une pause)
Oui, je me souviens. C’est la première fois que j’ai pleuré. Je ne pensais pas que des chœurs pouvaient porter autant de subtilités, avec une telle diction ! Je n’avais pas besoin de lire le texte.
CMPHB, d’un ton attendri : Qu’as-tu pensé des chanteurs ?
F. M. : Qu’en as-tu pensé, toi ?

CMPHB : Exceptionnels. C’est tellement rare d’avoir une production équilibrée dans l’excellence, des premiers aux seconds rôles. Imagines-tu que c’était une prise de rôle pour Gaëlle Arquez, notre si puissante Iphigénie, à l’aise dans l’ensemble du registre ? Stéphane Degout, quant à lui, sait utiliser sa très large palette de couleurs au service des émotions en montagne russe d’Oreste. Paolo Fanale a su moirer son Pylade d’un style presque totalement français, tandis qu’Alexandre Duhamel réussit, en une réplique, à glacer le sang.
F.M, accusateur : Hé ? Tu me déçois.
CMPHB : …
F.M., redevenu candide : Et Diane alors ? Tu sais qu’elle m’a frôlé lors de son entrée, au deuxième balcon ? Elle était tellement investie, avant même de chanter. Je pense que je suis amoureux.
CMPHB, foudroyant F.M. du regard : Oui, moi aussi.
F.M : De Catherine Trottmann ?
CMPHB : Non. (long soupir)
Je voulais dire que moi aussi, je l’ai frôlée, il y a deux semaines, dans les coulisses de l’Olympia.
F.M : De l’Olympia ?
CMPHB : Oui ! Tu viens boire un verre au Bar des Théâtres ? Je te raconterai. On y croisera peut-être des musiciens. Et puis, il faut aussi qu’on parle des surprenants Balthasar-Neumann Chor & Ensemble, dirigés par Thomas Hengelbrock. Il y a tant à dire…
Frédéric Moreau accepta l’invitation. Il n’était pas pressé de s’en retourner à Nogent-sur-Seine.
La bière coula, au Bar des Théâtres.
A Flots.
Iphigénie en Tauride, Théâtre des Champs-Elysées, Paris.
Il reste encore des places pour les deux prochaines représentations, les vendredi 28 juin à 19H30 et dimanche 30 juin, à 17H00. A vous d’y remédier !