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Astor Piazzolla : cent ans de solitude

ARGENTINE – Ce jeudi 11 mars 2021 nous célébrons le centenaire de la naissance d’Astor Piazzolla. L’occasion pour nous d’éclairer le destin si peu “classique” de l’icône du tango, et de proposer trois disques qui incarnent les multiples facettes d’un compositeur hors du commun.

Astor Piazzolla est un pilote de ligne. Il va vite et vole très haut. Comme eux, il n’habite nulle part, et pourtant son destin est de créer des ponts. Jamais tout à fait ici, jamais tout à fait là. Trop savant pour les cafés-concerts de Buenos Aires, pas assez pour les clubs d’avant-garde parisiens, l’homme a vécu dans un crépuscule permanent, entre chien et loup. Sa musique, elle, porte le métissage en étendard, et son style profondément mélancolique tire comme une locomotive enragée l’héritage tragique d’un siècle de déracinements. Car le tango chante aussi bien le choc des cultures, que la communion des douleurs. 

“Lui, part toujours du pied gauche. Elle du pied droit. Comme dans un duel à la dague, selon la loi ancestrale, il ne doit jamais reculer. Rituel de sombre luxure, la danse prend entièrement possession du couple…” Saul Lurkievitch, Les Poètes du tango

Lost in Translation

Astor Piazzolla est petit-fils de migrants italiens, arrivés en Argentine comme les milliers d’autres sans-visages que la pauvreté a conduit à traverser l’océan. Buenos Aires est le port maudit où s’entassaient les naufragés des romans d’Émile Zola. De ceux qui avaient renoncé à l’espoir d’une vie meilleure sur leur terre natale et qui tentaient leur chance dans les nombreux ailleurs qu’offraient les compagnies transatlantiques. À la fin du XIXème siècle, on ne naît pas en Argentine. On s’y échoue. Et pourtant c’est là qu’est né le tango. Et pourtant, c’est là qu’est né son plus exemplaire représentant. On sait où poussent les plus belles roses…

Une génération plus tard, c’est vers un autre eldorado que les parents d’Astor décident d’embarquer. En 1925, quatre ans après la naissance de leur fils unique, la suite de l’histoire s’écrira à New York. Un premier exil qui en appellera tant d’autres. C’est là, dans le quartier de Greenwich Village, tenu par la pègre et rongé par la violence, que le jeune gaucho fait ses classes auprès d’un maquereau sicilien qu’il appelle “oncle Nicola”. Drôle de famille… Un père trop occupé à chercher du travail pour se soucier du devenir de son fils, une mère qui fabrique du vermouth frelaté dans sa baignoire pour gagner trois sous, rien ne destinait les Piazzolla à enfanter un génie de la musique.

A childhood with all the spices, when Astor meets Gardel - Fundación  Internacional Carlos Gardel

Le jeune Astor sur les toits de New York, en 1930. Ses camarades de rue le surnommaient « lefty », à cause de son crochet du gauche très efficace dans les bagarres… © DR

Si Vicente Piazzolla n’avait pas eu cette passion dévorante pour la musique de son pays, s’il avait cédé aux caprices de son fils et lui avait offert une panoplie de boxeur au lieu d’un bandonéon, Astor serait resté une petite frappe, un caïd bagarreur. Sa main gauche aurait distribué des coups plutôt que des notes, et le béton des cours de prison aurait été son seul horizon. Il serait passé tous les jours sous les fenêtres du voisin pianiste qui jouait des fugues de Bach, ignorant la merveille en sifflotant la dernière variété à la mode. Il aurait épuisé son talent dans les clubs de pari au lieu de le cultiver dans les clubs de jazz. Et jamais les journaux new-yorkais n’auraient salué “l’enfant prodige arrivé des pampas argentines”, première reconnaissance qui le lança sur les traces de son héritage musical.

Si Piazzolla avait connu Demos ?

Une histoire comme celle-là suffirait à elle seule à financer toutes les actions modernes d’accès à la culture, ces entreprises généreuses qui visent à sauver les jeunes désœuvrés en leur donnant le goût du beau, du sensible. Comme si le monde dont on cherche à les extraire en était dénué. L’enfance de Piazzolla comme mythe fondateur de la réussite pour tous ? Non, car les amis du compositeur vous diront que sa vie n’avait rien d’un exemple. Hanté par le remords d’avoir quitté New York, rejeté par ses compatriotes, obsédé par l’idée de ne pas être un grand compositeur comme ses idoles Bach et Vivaldi : jamais le succès commercial qu’il connut ne lui donna le sentiment d’avoir réussi sa vie. 

Terre de feu" le tango symphonique d'Astor Piazzolla à Toulon

« J’ai eu deux grands professeurs, Nadia Boulanger et Alberto Ginastera. Le troisième je l’ai trouvé dans le recoin froid d’une pension, dans les gens d’hier et d’aujourd’hui, dans le son des rues. Ce troisième professeur s’appelle Buenos Aires. » Astor Piazzolla.

Obsédé par l’idée de ne pas être un grand compositeur comme ses idoles Bach et Vivaldi : jamais le succès commercial qu’il connut ne lui donna le sentiment d’avoir réussi sa vie. 

Car ce que nous célébrons aujourd’hui, ce n’est pas un homme, c’est sa musique. Une musique à la puissance inouïe, dont il est bon de conserver une part de mystère. Une musique métissée, “transpercée de méridiens et de parallèles” (Hugo Pratt, in Tango) et incarnée par un homme qui vécu comme est né le tango : entre deux rives. 

Piazzolla en trois disques

De nombreux musiciens ont voulu rendre hommage à Piazzolla pour son centenaire. Pas facile de résumer un homme qui se voyait lui-même comme un Dr. Jekyll et Mr. Hyde de la musique. Voici une sélection de disques qui rendent compte de cette personnalité multiple.

  • Nikola Djoric, Bach & Piazzolla, Berlin Classics

Tout est dans le titre. Il fallait un disque qui mêle Piazzolla et son compositeur fétiche. Celui qui l’a convaincu de dépasser sa condition de musicien de cabaret pour se lancer sur les traces de la composition savante. Un élan qui a donné des œuvres magnifiques, comme le concerto pour bandonéon Aconcagua, dernière pièce de ce programme miroir, qui répond à deux concertos de Bach, l’un en sol, l’autre en ré ; mineur, évidemment…

  • Lucienne Renaudin Vary, Piazzolla Stories, Warner Classics

Vous avez tout lu de ce disque dans la critique que nous lui avons consacrée. Un éclairage sur les influences de Piazzolla, à la fois argentines et européennes, populaires et savantes dans lequel on découvre quelques raretés, dont une courte pièce de Nadia Boulanger qui fut sa professeure lors de son séjour à Paris. C’est elle qui le décida à embrasser son héritage de tanguero. Et on la remercie !

  • Louise Jallu, Piazzolla 2021, Klarthe

C’est le seul des trois disques à ne pas être estampillé “classique”, et c’est sans doute pour ça que nous l’avons choisi. Car la musique de Piazzolla, si diverse, n’appartient vraiment à aucun genre. Un hommage du jazz français à un musicien qui l’a connu de près, et quelques reprises décoiffantes des grands standards (Libertango, Oblivion, Adiós Nonino) qui n’épargnent pas la dimension tragique et la part sombre du compositeur.

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