AIX-EN-PROVENCE – Si la longue histoire de l’opéra continue de s’écrire dans les siècles à venir, Innocence de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone sur un livret de Sofi Oksanen en sera à coup sûr un des jalons décisifs.
Par où commencer ? L’émotion ? La qualité des chanteurs ? Le sentiment étrange qui nous habite au tomber de rideau, entre envie de se murer à l’intérieur de soi ou d’applaudir à tout rompre ?
Au-delà du sujet (la folie meurtrière, le ressentiment, le déni), au-delà de la qualité et de l’engagement total de tous les artistes présents sur scène et dans la fosse, au-delà de ce qui fait le folklore habituel de notre beau métier de commentateur, Innocence, joué au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en juillet, est un spectacle qui fera date.
Il n’est pas nécessaire de vous encombrer avec des réserves, des saillies intelligentes sur la beauté des costumes, des railleries de cour d’école sur la fausse note du hautbois à la mesure x ou des éloges pompeux sur la performance de tel ou telle. Innocence est un chef-d’œuvre qui ne se commente pas. Pour lui conserver sa puissance, il est bon que nous ne vous en dévoilions pas trop.

Innocence est un chef-d’œuvre qui ne se commente pas.
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L’esthétique au service du drame
À la question « est-ce que c’est beau ?”, la réponse est non. Il y a du beau dans le jeu transcendant de Magdalena Kozena, il y en a dans la voix troublante de Vilma Jää. Il y en a, mais la question n’est pas là.
La musique de Kaija Saariaho, interprétée et comprise par la cheffe Susanna Mälkki (à la tête du London Symphony Orchestra) n’est pas faite pour être belle. Elle est hypnotisante, fascinante et redoutable. Elle a cette qualité rare de ne jamais se faire entendre en tant que musique ; d’être si intimement liée à ce qui se déroule sur scène que personne ne la remarque. Nous n’avons jamais rien entendu de tel.
À la question “est-ce que c’est bien ?”, la réponse est non, encore. Un détail frappant : le personnage du pasteur, censé représenter la morale est absolument inaudible, tant dans l’écriture de sa voix que dans la réaction des personnages après ses interventions.
Complicité et silence
Car effectivement, le jugement moral n’a pas sa place dans un spectacle comme celui-ci. Comment qualifier de “bien” la représentation d’une scène de tuerie de masse dans un lycée ? Comment réagir positivement à la complicité tacite d’une société qui ne veut pas voir ses failles, qui préfère les enterrer et réduire au silence ceux qui en souffrent ? Comment applaudir la banalité du mal quand elle est présentée devant nous avec une précision si féroce ? À la sortie du spectacle, au café du coin, un preneur de son d’Arte est muré dans le silence, prostré devant son verre de bière. Il a vécu de près les attentats du 13 novembre 2015.
Innocence a rendu à l’opéra ce que les décennies de toute puissance du cinéma lui avait confisqué : sa capacité à nous bouleverser, à remuer en nous des forces puissantes, tapies et indicibles

La force retrouvée de l’opéra
Innocence a rendu à l’opéra ce que l’éloignement historique de ses compositeurs et les décennies de toute puissance du cinéma lui avait confisqué : sa capacité à nous bouleverser, à remuer en nous des forces puissantes, tapies et indicibles.
Si quelque chose d’important doit ressortir néanmoins, c’est le caractère absolument accessible de l’œuvre dans sa forme. En discutant avec des semblables qui n’avaient jamais vu d’opéra avant, qui se tenaient à distance des mordus du genre, l’émotion prend le pas. « Je n’ai pas quitté la scène des yeux une seconde”, glisse une spectatrice en sortant du spectacle, ahurie par les deux heures qu’elle vient de vivre.
Pour le dire en bref, ruez-vous sur Arte concert. Vous n’en sortirez pas indemne certes, mais vous en sortirez grandis.
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