ENQUÊTE – Départ de musiciens emblématiques, explosion des frais de visa, complications administratives… le Brexit plonge le monde de la musique classique britannique dans le plus grand des désarrois.
Coup de tonnerre au début de l’année 2021 : le chef d’orchestre Simon Rattle annonce son départ précipité de la direction du London Symphony Orchestra (LSO) pour prendre la direction du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks à Munich.
Officiellement, il souhaite se rapprocher de sa famille, qui vit en Allemagne. Mais Rattle est un opposant au Brexit depuis de nombreuses années. Sa décision ne semble donc pas dénuée d’arrière-pensée politique. Deuxième coup de tonnerre, quelques jours plus tard : Rattle annonce prendre la nationalité allemande. Certains musiciens et commentateurs y ont vu un abandon, voire une trahison.
Deux semaines plus tard, troisième coup de tonnerre, c’est au tour de Mirga Gražinyte-Tyla, une star montante de la direction d’orchestre, d’annoncer son départ du City of Birmingham Symphony Orchestra. Comme Rattle, la cheffe lituanienne cite aussi des raisons personnelles.
Deux des plus prestigieux orchestres britanniques perdant prématurément leurs directeurs musicaux dans le premier mois d’effectivité du Brexit, serait-ce le signe d’un exode massif des musiciens vers le continent ?
Mercato des chefs
C’est en réalité plus complexe et nuancé que cela. Depuis quelques années, il y a un important mercato des chefs d’orchestre au Royaume-Uni. D’une part, des chefs prestigieux comme Esa Pekka-Salonen, Vladimir Jurowski, ou Antonio Pappano ont annoncé leur départ après une dizaine d’années à la tête du Philharmonia Orchestra, du London Philharmonic Orchestra et du Royal Opera House.
D’autre part, on assiste aussi à un jeu de chaises musicales interne à la scène britannique : Pappano a été nommé en remplacement de Rattle. Vasily Petrenko quitte le Royal Liverpool Philharmonic Orchestra (RLPO) pour prendre la direction du Royal Philharmonic Orchestra à Londres. Edward Gardner, qui a longtemps dirigé l’English National Opera et fut un temps pressenti pour prendre la tête du Royal Opera House, devient chef principal du London Philharmonic Orchestra.
Deux des plus prestigieux orchestres britanniques perdant prématurément leurs directeurs musicaux dans le premier mois d’effectivité du Brexit, serait-ce le signe d’un exode massif des musiciens vers le continent ?
Enfin, il y a l’arrivée de plusieurs jeunes chefs brillants. Les nominations de Santtu-Matias Rouvali au Philharmonia, Omer Meir Wellber au BBC Philharmonic Orchestra, Ryan Bancroft au BBC National Orchestra of Wales ou Maxim Emelyanychev au Scottish Chamber Orchestra montrent que le Royaume-Uni reste attractif pour la fine fleur internationale de la direction d’orchestre.
Un enfer administratif
Malgré les promesses du gouvernement de Boris Johnson de trouver un accord avec les pays de l’Union européenne, le Brexit a fait basculer la vie des musiciens dans un véritable enfer administratif.
Chaque pays ayant des règles propres, le coût des démarches administratives a explosé. Il n’est donc plus viable de faire des grandes tournées européennes ou de remplacer des artistes malades à la dernière minute. C’est tout un équilibre financier qui est ainsi remis en question.
Selon une enquête récente de l’Incorporated Society of Musicians – l’organisme représentant les musiciens et professionnels de l’industrie musicale au Royaume-Uni – 94 % des personnes interrogées ont été affectées négativement par l’accord commercial post-Brexit.
Car, en plus du coût des visas, les musiciennes et musiciens britanniques rencontrent de nouveaux obstacles à surmonter. Ils sont confrontés à des restrictions dites de « cabotage » sur les véhicules de tournée. Et ils ont désormais besoin de se procurer de coûteux « carnets » pour importer des instruments dans l’Union européenne. Un vrai cauchemar !
Une perspective de renouveau
Cependant, tout n’est pas si sombre. Comme l’a remarqué le critique Richard Morrison sur le site du BBC Music Magazine, ce bouleversement de la scène musicale britannique pourrait se révéler bénéfique.
En effet, cela encourage d’une part un changement de générations à la tête des orchestres, comme nous l’avons vu. Mais surtout les contraintes administratives, auxquelles s’ajoutent les contraintes sanitaires, invitent à repenser le rôle des orchestres et des maisons d’opéra dans la société britannique :
“S’ils veulent survivre, nos orchestres et nos compagnies d’opéra devront s’ancrer davantage dans leurs communautés. Ils devront s’engager davantage dans les écoles et les universités locales et élargir leur « offre » pour inclure des activités thérapeutiques dans les domaines de la santé mentale et des services sociaux. Cela implique d’avoir un directeur musical prêt à diriger avec vigueur et vision intellectuelle dans tous ces domaines, et ce pendant plusieurs mois par an.”
De telles initiatives existent déjà. Pléthore d’orchestres britanniques ont des programmes en direction des jeunes. On note aussi le succès du dispositif In Harmony, lancé depuis plus d’une dizaine d’années par l’organisme semi-public de l’Arts Council of England.
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Inspiré par le modèle vénézuélien d’El Sistema, In Harmony permet de donner accès accès à la pratique musicale aux jeunes de quartiers défavorisés. Présent dans six villes anglaises, ce dispositif montre que l’engagement des musiciens dans leur communauté a effets bénéfiques en terme de cohésion sociale.
Selon l’Incorporated Society of Musicians, 94 % des personnes interrogées ont été affectées négativement par l’accord commercial post-Brexit.
En ce qui concerne les activités thérapeutiques, des initiatives ont également vu le jour. Certains orchestres, comme le Bournemouth Symphony Orchestra, le Royal Scottish National Orchestra, le LSO ou le RLPO, ont créé des partenariats avec les hôpitaux et/ou maisons de retraite. Cela implique soit d’organiser des concerts ou des activités sur place dans les structures de soin, soit de proposer des concerts « inclusifs » aux personnes en situation de handicap.
Ainsi, que ce soit à cause du Brexit ou de la crise sanitaire, le temps est venu pour les orchestres britanniques de se réinventer, de conquérir de nouveaux publics, de construire un écosystème musical financièrement plus vertueux et davantage ancré localement.