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Trifonov – Babayan : la leçon de piano

CONCERT – Daniil Trifonov et Sergeï Babayan, tous deux pianistes de renom, partagent une relation musicale des plus singulières. Porté par des origines différentes, entre Russie et Arménie, leur langage de la touche a cimenté une collaboration artistique des plus remarquables. À la fois bien différents et symbiotiques, les faux-jumeaux s’imposent face à la salle comble du Studio 4 de Flagey (Bruxelles), au service des Suites pour Piano et Danses Symphoniques de Rachmaninov.

Cette année, Flagey célèbre le 150e anniversaire de l’un des plus grands compositeurs pour piano du XXe siècle : Sergeï Rachmaninov. Le centre culturel propose une série de concerts-hommages mettant à l’honneur des interprètes tels que Claire Huangci, Ilia Papoian, Evgeny Kissin, et donc, Daniil Trifonov et Sergei Babayan, dans les Suites pour deux pianos (1 et 2) et les Danses symphoniques op. 45, devant une salle comble et impatiente. Cet empressement du public trouve sa résonance dans la vitesse d’exécution des solistes, les notes glissent et dévalent le clavier brillantes et scintillantes.

Dès l’interprétation initiale de la Suite pour deux pianos n°1, la chatoyance de Rachmaninov se fait essentir : toucher délicat, extrême souplesse, coordination quasi-symbiotique… Les notes résonnent dans le Studio 4 avec une imperceptibilité de la touche, les doigts des pianistes semblant vibrer dans le vide.

La Barcarolle de la suite pour deux pianos n°1
Jedi et Padawan

Le clavier se dévale avec un équilibre particulier, l’élève poursuit le maître en fuite dans sa quête de perfection. Rachmaninov avait à peine atteint la vingtaine lorsqu’il a composé La Suite pour Piano n°1. Il venait d’obtenir son diplôme du Conservatoire de Moscou et a dédié cette composition d’admiration à Piotr Tchaïkovski. Ce dernier n’a jamais pu l’entendre, décédé un mois avant sa création.

Les Suites sont écrites sur les textes des poètes romantiques russes Mikhaïl Lermontov, Fiodor Tiouttchev et Alexeï Khomyakov, le dernier mouvement ayant été écrit par le poète anglais Lord Byron. Cette force de narration originale des poèmes se retrouve dans la force illustratrice de la musique de Rachmaninov, qui réussit, à force de nombreuses touches, à peindre son œuvre, presque pointilliste. Les couleurs percent et jaillissent par leur quantité, dessinant une mélancolie impressionniste, du silence nocturne et solitaire jusqu’aux cloches joyeuses de Pâques.

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La Suite pour piano n°2 marque une certaine évolution, composée 8 ans après la première. Si le succès a fait mouche du côté de la direction musicale, le talent de composition de Rachmaninov semble demander plus de temps au public. Il a écrit la Suite pour piano n°2 en même temps que son célèbre deuxième concerto pour piano. Cette époque marque l’apparition d’une maturité plus personnelle et d’un développement de son propre idiome stylistique. Détail non négligeable : le compositeur s’était alors fait accompagner, pour la première de cette Suite, par son ancien professeur Aleksandr Ziloti. Comme le font aujourd’hui Daniil Trifonov et Sergei Babayan, élève et maître.

La suite pour piano n°2 de Rachmaninoff

En seconde partie, les Danses symphoniques, au climat harmonique plus complexe et aux élans nostalgiques, témoignent du bouillonnement culturel en cours, tant chez Rachmaninov que chez ses contemporains. Depuis la composition des deux suites, Rachmaninov a traversé une période relativement mouvementée, ponctuée de succès et d’échecs, mais également de troubles politiques qui l’ont contraint de quitter la Russie en 1918 pour s’installer à New York.

En pleine Seconde Guerre mondiale, il réussit enfin à terminer l’écriture des Danses symphoniques, témoignage de la complexité de son histoire et de son invention musicale. Personnage partagé et tumultueux, Rachmaninov trouve dans le duo Babayan et Trifonov les dignes héritiers de sa complexité humaine, chimère à deux têtes. Le duo s’était produit récemment à RadioFrance, où Daniil Trifonov est en résidence, et présente depuis peu son incroyable capacité symbiotique en tournée.

Babayan n’a pas peur du silence

Sergueï Babayan, pianiste renommé, se distingue par ses prestations acclamées pour leur profondeur, leur sensibilité et leur spontanéité. Sa musicalité exceptionnelle est révélée à travers des interprétations d’une intensité émotionnelle rare et pudique, portée par une énergie vibrante. Installé au clavier, la concentration méditative de l’interprète est frappante d’immobilité, à tel point que le Hamburger Abendblatt n’a pas hésité à comparer Sergueï Babayan à « l’un de ces calligraphes japonais qui contemplent la page blanche devant eux en silence jusqu’à ce que, au bon moment, leur pinceau fasse son balayage instinctif et parfait sur le papier ». Les notes tombent sur le clavier avec une vitesse extrême, tenues par une rondeur et un moelleux qui laissent entrevoir l’extrême tendresse précise du pianiste.

Le maître dans l’ombre… ©sergeibabayan.com

Quel que soit le répertoire qu’il aborde, Sergueï Babayan fascine son public par sa maîtrise technique et sa profondeur d’interprétation, faisant de chacun de ses concerts un moment inoubliable. On imagine la relation du maître et de l’élève, ponctuée d’une recherche effrénée de la maîtrise afin de pouvoir aborder le monde caché de la musique.

Au talent du maître

En explorant un répertoire varié, Babayan élargit les horizons de la musique classique en programmant des œuvres modernes et contemporaines, telles que celles de Lutoslawski, Ligeti ou Arvo Pärt, sans craindre de repousser les limites du répertoire traditionnel. Dernièrement, le public belge avait eu la chance d’entendre, en plein concert de Tchaikovsky, une interruption de programme surprise grâce à Sergueï Babayan (présent pour le Concerto pour piano et orchestre n° 3, op. 26) en compagnie de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie. Le pianiste avait alors interprété en solo Spiegel im Spiegel d’Arvo Pärt. L’auditoire avait gardé un silence quasi mystique, savourant la paix totale à la fin du morceau.

Cette approche novatrice de la musique, maîtrisée à la perfection, permet au maître d’exceller également dans les grands classiques de Mozart, Beethoven, Brahms et Schumann, ainsi que dans le patrimoine russe de Rachmaninov, Scriabine et Prokofiev. Sergei Babayan est un artiste exclusif de Deutsche Grammophon. Son dernier album « Rachmaninoff » (2020) fut retentissant et a été salué par la presse internationale pour sa puissance révolutionnaire, méritant de nombreux prix, comme le BBC Recording of the Month et CHOC Classica.

La virtuosité de l’élève

Solo, collaborateur de chambre, champion du répertoire de concerto, compositeur et lauréat d’un Grammy Award, Trifonov a connu une ascension fulgurante dans le monde de la musique classique. Ses performances suscitent l’admiration constante de son public, grâce à une technique remarquable alliée à une sensibilité et une profondeur exceptionnelles. La pianiste Martha Argerich s’est émerveillée de sa maîtrise en affirmant que « Trifonov a tout et plus… la tendresse et aussi l’élément démoniaque. Je n’ai jamais rien entendu de tel ».

Daniil Trivonov, beau gosse… ©daniiltrifonov.com

Penché et absorbé d’une concentration absolue, Trifonov tient son clavier, le regard ouvert, aliéné par ce qu’il observe en Rachmaninov.

En 2018, il a remporté le prestigieux Grammy Award du meilleur album solo instrumental avec Transcendental, un double disques d’œuvres de Liszt qui vient s’ajouter à sa série déjà considérable d’honneurs. Le Times de Londres a souligné sa virtuosité en le qualifiant de « pianiste le plus étonnant de notre époque », ce que vient confirmer, dès les premières notes, le toucher de clavier unique de Daniil Trifonov.

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