DANSE – La chorégraphie, imaginée et mise en corps par Mathilde Monnier, au sortir des confinements sanitaires, vient offrir l’ample réminiscence de ce moment unique et inquiétant de repli et de réflexion, sur la scène de La Manufacture, en coréalisation avec l’Opéra National de Bordeaux.
La danse fait son cinéma
La chorégraphe Mathilde Monnier entraîne sa compagnie éponyme dans un spectacle aux différentes couches spectaculaires bien sédimentées, à la manière, collectivement industrielle, du cinéma : scénographie et images de Jocelyn Cottencin, dramaturgie de Stéphane Bouquet, lumières d’Eric Wurtz, création sonore d’Olivier Renouf, costumes de Laurence Alquier, tandis que la construction des décors est confiée à l’Atelier Martine Andrée. La musique, inquiétante et planante, notamment The Comet is Coming, vient habiller de ses précieux décibels, le corps du spectacle, tandis que la voix des danseuses est préparée par Violeta Rodriguez. La chorégraphe choisit, une à une et toutes ensemble, six interprètes solistes (Sophie Demeyer, Lucia Garcia Pulles, Lisanne Goodhue, I-Fang Lin, Carolina Passos Sousa, Florencia Vecino) dans cette pièce étonnante et détonante, qui se donne à la fois comme traversée du désert intérieur et quête relationnelle.
Six femmes élevées à la puissance
L’expérience du confinement ne relève pas ici de la représentation, mais elle est métabolisée, intégrée dans le cœur même de l’acte poétique. Le parti pris du féminin, exacerbé par la nudité du buste, renvoie peut-être à la compréhension intime et profonde que la chorégraphe entretient avec ses semblables, et qu’elle requiert de ses interprètes. Pour autant, les codes gestuels attribués socialement aux femmes sont dynamités, immédiatement et définitivement. Une manière de se mouvoir, originelle, tâtonnante ou hardie, doublée d’onomatopées ou de phrases, produit un alliage précieux entre corps, gestes, émotions, verbes et musiques. La puissance de ces femmes provient de la diversité des moyens d’expression dont elles s’emparent, en solitaire, afin d’apprendre, deux à deux, trois par trois, jusqu’à six, à (re)faire société.
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Dualisme et singularisme
Les costumes des interprètes – pantalon bleu (de travail ?) et buste couleur peau -, évoque l’idée de dualisme, de tension ou encore de contraste, entre le vif et le clos, l’organique et l’artificiel. Ce dualisme, qui renvoie à l’enfermement, à la distanciation, à l’incertitude ou encore à la peur des lendemains, est systématiquement exploré pendant la grande traversée de cette pièce. Un mur, blanc, à hauteur de femme, s’oppose à un ciel infini, des gestes codifiés et collectifs alternent avec des séquences d’improvisation libre, le martellement sériel des pieds – relecture de l’alternance talon-pointe classique – se tait quand apparaît la mélopée sinueuse et vibrante de la soprano canadienne Barbara Hannigan.
L’appui sur le sol – qui permet aux corps de trouver et maintenir leur équilibre – se heurte à la verticalité d’une cloison, l’alignement rectiligne des corps et des décors se dissout dans la jubilation chaotique des figures, etc. Le corps est un outil, un levier, mis à l’épreuve de l’identité et de l’altérité, du même et du différent. Il y a de l’apesanteur dans la chorégraphie, plus que de la légèreté – qui renvoie à l’idéal classique -, comme pour signifier que l’espace relationnel est à la fois vif, tendu et risqué. Rien mieux que la danse ne peut signifier combien le corps, véhicule de la vie, est vulnérable. Et pourtant souverain.
Souvenirs, souvenirs
Le terme polysémique « Records » (à la fois enregistrement et souvenir) renvoie tout d’abord à l’Absence, paradigmatique, telle qu’elle a été éprouvée brutalement lors des confinements, mettant les individus en état de perte, notamment de leurs repères, dans le labyrinthe de leurs espaces intérieurs et extérieurs. Les corps des six danseuses sécrètent et entrecroisent ces espaces, étroitement associés aux matériaux musicaux. La dimension rythmique est celle de l’élan vital, qui se potentialise avec sa répétition, questionnant les frontières de l’organique et du machinique, de la peau et de l’outil. Le rôle de la musique (dite contemporaine comme celle de Luigi Nono, par exemple) n’est pas celui de simple bande-son, mais d’opérateur à part entière. Elle pénètre au plus profond de l’écriture et de la gestuelle, tel un élément d’expérimentation, favorisant l’imagination syncrétique de la chorégraphe : entre duende gitan, danse urbaine, claquette jazzy, voire yoga indien et Contrology (pilates) européen, etc.
Corps dansant et corps flottant
La musique-danse qu’est Records se souvient ainsi du monde d’avant, celui de l’opéra-ballet, tandis que les danseuses se font chanteuses, important dans le huis-clos scénique, des souvenirs fugaces d’instants de vie quotidienne, non dénués d’humour et d’auto-dérision : fragments de phrases toutes faites, joutes et intimidations oratoires, cris de jouissance, etc. Véritable ode à la communication, le matériau chorégraphique, dense, divers et éclectique, poursuit un but qui se lit entre les lignes des corps dansants. La musique au souffle labile colle au corps des interprètes, comme des corps flottants dans l’œil ouvert de la scène. Elle avance et déploie ses cantilènes et ses grondements, en même temps que s’expansent les gestes. La danse exalte la relation, par corps et par cœur, à corps et à cri, ouverte et expansive, et en même temps concentrée sur ce travail de tissage que requiert la prise en compte, l’attention, à l’Autre.
